Symétrique Exotique

Ce nouvel accrochage se veut être une critique ludique et poétique de l'exotisme. Il est conçu comme un dialogue entre des œuvres et des artefacts issus du fonds Cordier et des œuvres d'artistes contemporains - provenant pour la plupart de la collection des Abattoirs - dans une perspective clairement postcoloniale.

Goût partagé par les élites et artistes européens jusqu’au début du XXe siècle, l’exotisme désigne la fascination pour les voyages et les lointains, un attrait pour les expressions des cultures extra-occidentales, dont les influences peuvent être intégrées aux productions artistiques et culturelles occidentales. Dans son Essai sur l’exotisme (1908), l’écrivain et voyageur français Victor Segalen a sans doute perçu le premier en quoi l’exotisme, ce goût qui reconnaît la nécessité du voyage élégant et du tourisme intellectuel, n’est pas "la compréhension parfaite d’un hors soi-même que l’on étreindrait en soi, mais la perception aigue et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle".

La sensibilité exotique réaffirme finalement la distance entre les mondes, entre "eux" et "nous", entre observateurs et observés, conquérants et dominés. Comme l’a montré Edward Saïd au sujet de l’orientalisme, l’exotisme est une stratégie qui vise à produire de la différence culturelle et qui la transforme en distance irréductible ; une stratégie de domination du centre sur les cultures "périphériques" qui se trouvent dès lors "traditionnalisées" et perçues comme "allochroniques", c’est-à-dire hors de l’histoire.

Riche d’objets relevant des "arts premiers" comme de productions d’artistes modernes ou contemporains partageant un certain "primitivisme", la collection offerte par Daniel Cordier au Musée national d’art moderne et déposée aux Abattoirs s’inscrit dans cette histoire - même si c’est, principalement, pour en prendre le contre-pied. Aussi, si elle n’en partage pas les traits évolutionnistes et universalistes, la collection Cordier n’échappe pas complètement aux ambiguïtés de la sensibilité exotique. Cette fascination pour l’art "primitif", perçu comme répertoire de pures formes délectables et comme mythe des origines de l’art moderne en serait une des expressions. Néanmoins, le soin pris par l’intéressé pour constituer dans le même mouvement une collection hybride et sa passion pour des personnalités aussi pertinentes sur ces questions qu’Öyvind Fahlström prouve chez lui le pressentiment d’un tournant critique de la centralité occidentale et européenne, contemporain de la mondialisation.

Migrations et diasporas, explosion des flux médiatiques, discours identitaires, généralisation des procédures de citation et de détournement ; le contexte géopolitique contemporain favorise le développement de pratiques créatives d‘appropriation, de créolisation et d’entremêlement des différences comme l’émergence de nouvelles identités culturelles foncièrement hybrides, dans lesquelles l’altérité radicale n’a plus place. Comme l’écrit l’anthropologue français Marc Piault la situation actuelle se caractérise par un "incroyable bricolage mondial" un "remue-ménage improbable où les intentions s’affrontent, se métissent, se mêlent, se dévient ou se brisent dans une perspective largement et heureusement imprescriptible".Ce nouvel accrochage de la collection Daniel Cordier souhaite questionner cette dimension "exotique", tout en s’inscrivant dans l’actualité esthétique et intellectuelle. Il s’agit de créer, modestement, les conditions propices au retournement du regard propre à la nouvelle configuration mondiale. Nommé par le titre, le moteur principal de cet accrochage consiste à produire de la symétrie, de l’indétermination, à brouiller les lignes de partage entre le colonisateur et le colonisé, l’archaïque et le moderne, l’objet et le sujet traditionnel de l’observation. Ici, tous les "partenaires" sont susceptibles d’être interrogés et troublés par la découverte dans un parcours qui comprend trois ensembles : le retournement poétique des pratiques d’ordonnancement occidental du savoir, les représentations du corps et les gestes d’appropriations. Elle est conclue par la "Bibliothèque potentielle", annexe de la médiathèque des Abattoirs, échappée vers des récits et visions alternatives du monde.