Le Printemps de Septembre : Lignes brisées
Pour sa troisième et dernière année en tant que directeur artistique du festival, Jean-Marc Bustamante, associé aux commissaires d’exposition, Pascal Pique et Mirjam Varadinis nous invite maintenant à découvrir “Lignes Brisées / Broken Lines”, un projet agencé autour des notions d’ordre et de désordre, à la fois harmonique et dissonant, à l’image de la scène artistique actuelle.
Francis Alÿs, Art & Language, Rodney Graham, Alex Hanimann, Runa Islam, Miguel Angel Rios, Clément Rodzielski, Joe Scanlan, Nedko Solakov, Tatiana Trouvé, Lawrence Weiner, Anish Kapoor, Markus Schinwald, Dana Schutz, Andro Wekua.
Après “In Extremis” et “VERTIGES”, “Lignes Brisées / Broken Lines” s’inspire de la relation paradoxale qu’entretiennent les notions d’ordre et de désordre. Dans la théorie du chaos, le motif de la ligne brisée correspond à un instant étrange, mystérieux, où tout bascule, où tout échappe, aux représentations comme aux images connues, aux prévisions comme aux conceptions linéaires du temps et de l’espace. En fait, le chaos est omniprésent, il est stable et structuré mais selon d’autres logiques. Il intervient au moment où une ligne se brise, où un équilibre s’affole, pour entrer en perturbation, pour laisser place à une infinité de fluctuations et à l’émergence d’univers inconnus.
Le projet de ce triptyque et de cette édition en particulier est d’expérimenter, de faire émerger tout le potentiel, toute la dynamique de cet état paradoxal à partir d’œuvres qui misent sur le déplacement des valeurs et des frontières. Les artistes et les œuvres sélectionnés partagent tous, sur différents registres, cette expérience si particulière
du bouleversement des repères. Ce moment d’instabilité et de désorientation peut avoir quelque chose d’effrayant et de libérateur. Il peut aussi bien conduire à l’inconnu qu’ouvrir de nouvelles perspectives et engager à la découverte.
C’est pourquoi, sans restriction de formes ni de sens, la programmation réunit les propositions les plus diverses pour couvrir un champ élargi allant de la perception et de l’émotion jusqu’au politique et au social. Certaines s’inspirent très concrètement des avancées ou des incertitudes de notre temps, d’autres se situent sur un plan plus esthétique ou abstrait, voire onirique et psychologique.
Ainsi, le parcours, à travers les huit lieux d’exposition et les quatre sites de spectacles, propose une succession d’univers et de situations très variés : ici, la présentation se concentre sur des approches critiques et renvoie aux troubles d’un monde en pleine mutation. Ailleurs elle glisse dans l’immatériel et la métaphysique. Les moments de silence et de calme alternent, tant au plan du contenu qu’au plan formel, avec des moments plus bruyants et foisonnants.
C’est à la jonction des lignes brisées, dans leurs articulations mêmes, que l’on pourra percevoir les nouvelles fréquences de notre rapport au monde.
Directeur artistique : Jean-Marc Bustamante
Commissariat : Mirjam Varadinis, Pascal Pique (directeur pour l’art contemporain, les Abattoirs), Isabelle Gaudefroy (Programmatrice des Soirées Nomades).
> Aux Abattoirs :
Alex Hanimann
Né en 1955 à Mörschwill, Suisse
Vit à Saint-Gallen, Suisse
Dans ses dessins, ses vidéos, ses photographies, ses jeux de textes et ses installations, Alex Hanimann fait de l’art un terrain d’expérience. Ses recherches sur les questions de perception et de classification le conduisent à s’intéresser au rapport nature-culture tel qu’il s’illustre, notamment, dans la relation symptomatique qui s’établit entre l’homme et l’animal. “Observer les oiseaux est un acte introspectif”, dit-il à propos de son installation Birdwatching. Créée pour le musée d’art moderne et contemporain de Genève, cette double cage à oiseaux aux murs bicolores sera reconstruite dans la grande halle des Abattoirs. Une cinquantaine de canaris multicolores y évoluent, d’un fond coloré à l’autre, comme une peinture vivante. Entre les deux parties, un poste d’observation, étroit et grillagé, permet au visiteur, encagé, de se livrer à ses analyses, scientifiques ou esthétiques, et de se laisser émouvoir par un spectacle où la nature entre autant que l’artifice et où l’art agit littéralement comme un piège à regard.
Francis Alÿs
Né en 1959 à Anvers, Belgique
Vit à Mexico, Mexique
Francis Alÿs crée des œuvres immatérielles qui sont autant d’interventions subtiles dans le quotidien de la ville. Son “médium” de prédilection est la marche. Inspiré par les pratiques artistiques des années 1960 (minimalisme, land art, déambulations de Richard Long), Alÿs sillonne à pied les grandes villes du monde (Mexico, sa ville d’adoption, mais aussi Paris, Copenhague, São Paulo, Jérusalem, New York ou Londres) pour dérouler le fil d’histoires imaginaires. Conçu comme une chorégraphie en partie improvisée, le film Guards (2005) met en scène un bataillon de gardes de la reine, dispersé dans la City de Londres. D’abord disséminés au hasard des rues, les soldats se retrouvent peu à peu et reforment leur carré avant de s’éparpiller à nouveau.
Art & Language
Mel Ramsden/Michael Baldwin
Né en 1944 à Ilkeston, Royaume-Uni
Né en 1945 à Chipping Norton, Royaume-Uni
Vivent à Middleton Cheney, Royaume-Uni
Pilier de l’art conceptuel dans son expression la plus pure, le collectif anglais Art & Language, dont la composition a varié à plusieurs reprises depuis sa fondation en 1968, conçoit la pratique artistique avant tout comme une “conversation” avec le public. Depuis la fin des années 1970, Art & Language a renoué avec une approche plastique de l’art et avec la figuration sans que ses tableaux, sculptures et installations se soient départis d’une haute exigence critique. Transgressant l’ordre rigoureux au cœur de leurs travaux passés, les œuvres les plus récentes du tandem Mel Ramsden et Michael Baldwin ont été conçues comme des scènes de genre chaotiques, échappant à tout contrôle.
Rodney Graham
Né en 1949 à Vancouver, Canada
Vit à Vancouver
Artiste reconnu pour sa rigueur et son originalité, Rodney Graham appartient au groupe de Vancouver (Jeff Wall, Ian Wallace, Ken Lum…) qui développe, depuis les années 1970, un art conceptuel centré sur l’image et soutenu par une importante réflexion théorique. Rodney Graham a pratiqué tous les médias, depuis la musique jusqu’au film, la vidéo, la photographie et la littérature. Il s’est fait connaître par ses “annexions” d’œuvres créées par d’autres, dont il pousse les composantes logiques jusqu’à l’absurde. Ses vidéos et ses films utilisent le mécanisme de la répétition et de la boucle qui subvertissent les notions de temps et de narration et rappellent les mécanismes de l’inconscient. Elles mettent souvent l’artiste au centre du dispositif dans des sortes de fables qui oscillent entre le conte moral et la comédie burlesque.
Runa Islam
Née en 1970 à Dhaka, Bangladesh
Vit à Londres, Royaume-Uni
Runa Islam fait partie de cette jeune génération d’artistes qui reprend à son compte l’approche déconstructiviste du cinéma d’auteur pratiqué par ses aînés, tout en lui insufflant de la puissance émotionnelle. Attentive à la perception du spectateur, elle joue de ses sensations et de ses attentes sans lui cacher le procédé. Son travail s’articule à la limite entre l’analytique et l’affectif et sa poésie se nourrit de leur relation paradoxale. Le film présenté explore le moment où la conscience envisage la transgression et le passage à l’acte. Les ruptures de tempo et de fond coloré, l’inexpressivité du visage, la confusion des lieux entre show room et salon de thé, la sonorité cristalline, les gestes ralentis, une certaine idéalisation formelle, tout concourt à nous plonger dans un temps suspendu entre le rêve et la réalité : le temps de l’écart.
Anish Kapoor
Né en 1954 à Bombay, Inde
Vit au Royaume-Uni
Artiste internationalement reconnu, à la fois peintre et sculpteur, il utilise les capacités illusionnistes de la couleur pour donner de la sensualité et de l’ambiguïté à ses sculptures rigoureusement géométriques. Il travaille la matière, la lumière et l’espace en exploitant les oppositions vide-plein, mâle-femelle, concave-convexe, intérieur-extérieur, matériel-immatériel, visible-invisible… Cette ambivalence calculée confère à ses œuvres, de plus en plus monumentales avec le temps, une qualité de mystère et d’infini. My Red Homeland incarne à la fois une nouveauté et un aboutissement dans le travail de l’artiste. Une machine actionne un bras métallique horizontal qui brasse 25 tonnes de vaseline rouge au rythme d’un tour par heure. Livrée à sa solitude mécanique, la sculpture se fait et se défait, laissant le spectateur dans un face à face inquiétant avec la matière en mouvement. L’artiste s’est absenté de l’œuvre. Mais l’autonomie de cette gigantesque machine à peindre renvoie à la fonction spirituelle qu’Anish Kapoor attribue à l’art et que, renouant avec ses origines, il relie “à un très ancien aspect de la philosophie indienne qui parle d’objets autocréés, d’objets qui se manifestent d’eux-mêmes”.
Miguel Angel Rios
Né en 1953 à Catamarca, Argentine
Vit à New York, USA
Originaire d’Argentine, l’artiste a développé une œuvre inspirée par la culture indienne et la géographie historique de l’Amérique du Sud. Pour cette vidé, il s’est inspiré d’un jeu de toupies pratiqué dans le village de Tepoztlan, au Mexique. Il a dessiné et fait réaliser des toupies de tailles et de formes variées, légèrement anthropomorphes. Trente joueurs issus de ce village lancent leurs toupies sur une surface marquée de lignes. Filmée sous des angles différents, la scène est projetée sur trois écrans synchronisés qui entourent le spectateur. Celui-ci est immédiatement plongé dans la dynamique du mouvement et la brutalité des chocs et des chutes dont le son amplifie la dramaturgie. L’harmonie de cette chorégraphie du hasard n’occulte pas sa violence. Les toupies virevoltent dans le ballet impitoyable d’un destin aveugle.
Clément Rodzielski
Né en 1979 à Albi, France
Vit à Paris, France
Récemment diplômé de l’école des beaux-arts de Paris, Clément Rodzielski aborde la sculpture et la peinture par l’agencement d’écrans peints, de doubles fonds, de surfaces découpées et de plans inclinés conçus comme des lieux de séparation ou d’obstruction. Les mirages, les nébuleuses colorées qui se dessinent envisagent le lieu même de leur disparition. Le formalisme élégant et délicat de ses installations est contredit par une impression d’inachèvement et une sobriété à la limite de l’effacement. Habitées par le passage d’objets et d’images, sculptures et peintures se rétractent, révèlent un écart de temps et anticipent parfois sur les conditions de leur prise de vue photographique. Les pièces se répondent l’une à l’autre, dans un jeu d’échelle et de mise en espace où “chacune pourrait être le rêve de l’autre”.
Joe Scanlan
Né en 1961 à Stoutsville, USA
Vit à Brooklyn, USA
“Les Américains adorent la destruction”, assure Joe Scanlan. Artiste iconoclaste, Scanlan s’emploie lui-même depuis le milieu des années 1980 à détruire le tabou séparant l’art du commerce en intégrant à son travail l’idée de consommation. Dans un renversement du readymade duchampien, il s’est ainsi fait connaître par la production d’objets pratiques qui, bien que construits laborieusement de façon artisanale, miment les réalisations du design industriel. Dans ses installations les plus récentes, conçues dans le sillage des attaques du 11 septembre, Scanlan détourne une autre notion fondatrice de l’art contemporain, l’entropie. De ce concept au cœur de l’œuvre hermétique de Robert Smithson, Scanlan fait une valeur marchande. Synonyme pour Smithson de la déperdition d’énergie nécessaire à toute création, l’entropie est ici assimilée au mouvement cyclique et cynique du capitalisme qui se nourrit de catastrophes.
Markus Schinwald
Né en 1973 à Salzburg, Autriche
Vit à Vienne, Autriche
S’inspirant de la mythologie, des théories psychanalytiques et de l’histoire des civilisations, Markus Schinwald replace la métamorphose au cœur de la création artistique. De son passage par la mode, l’artiste a notamment conservé une préoccupation pour la manière dont le corps est modelé par l’esprit, les pulsions et l’imaginaire. Son refus du naturalisme s’exprime ainsi dans la conception de prothèses et de vêtements qui contraignent le mouvement. Revêtus par les interprètes de ses vidéos et de ses chorégraphies, ces objets sont également exposés dans des installations et présentés comme des fétiches. Subversive, l’œuvre de Schinwald est d’autant plus troublante que “l’inquiétante étrangeté” s’y confond avec la normalité comme le démontrent ses photographies de contorsionnistes mis en scène dans des situations très ordinaires. L’artiste présente une vidéo ainsi qu’une série inédite de photographies, réalisée dans le cadre d’une commande de la Maison européenne de la photographie (Paris).
Dana Schutz
Née en 1976 à Livonia, USA
Vit à New York, USA
Dana Schutz a plongé dans la peinture à 14 ans et ne l’a plus quittée. Depuis, elle manie la couleur vive et la matière pâteuse avec délectation et fait une carrière météorique. Ses autofictions délirantes mettent en scène de jeunes adolescentes qui lui ressemblent. Elles se mangent et se reconstituent elles-mêmes dans une nature idyllique où “Franck” est le dernier homme sur terre et les adultes sont des zombies ou des cadavres. A la fois monstrueux et jubilatoire, son travail renvoie à une multiplicité de références, de Jérôme Bosh à Philip Guston. Sa palette fauve et sa touche expressionniste rendent hommage à Van Gogh, son premier souvenir de peinture. Fascinée par Le radeau de la Méduse de Géricault, Dana Schutz transgresse les tabous de la chair et présente un monde apocalyptique peuplé de cannibales. Ses portraits mêmes oscillent entre viande et visage, comme s’ils se remodelaient en permanence une nouvelle identité.
Nedko Solakov
Né en 1957 à Cherven Briag, Bulgarie
Vit à Sophia, Bulgarie
Après une formation de peintre en Bulgarie communiste, Nedko Solakov s’est tourné vers un art conceptuel inspiré de son histoire et de sa fantaisie. Au moment de la chute du mur de Berlin, en 1989, il réalise Top Secret, un classeur qui réunit des fiches autobiographiques, écrites et dessinées, où il avoue ses années de collaboration avec la police. Icône de l’époque de transition, l’œuvre ouvre la voie à une révision critique du passé. L’année suivante, Encyclopedia Utopia regroupe des feuilles de dessins et de collages légendés de textes humoristiques et narratifs qui soulignent l’absurdité de tout système de pensée et de représentation. Devenu un artiste international, Nedko Solakov soumet l’art et son contexte institutionnel à des interventions satiriques qui adoptent les formes les plus variées, de la performance à la peinture académique, du parasitage à l’envahissement. Il couvre les recoins les plus inattendus de ses petits commentaires drolatiques, forçant le visiteur à une véritable chasse au trésor. Nedko Solakov interviendra sur les murs des toilettes.
Tatiana Trouvé
Née en 1968 à Cozensa, Italie
Vit à Paris, France
Depuis 1997, Tatiana Trouvé produit un ensemble évolutif intitulé le Bureau d’Activités Implicites (BAI). Celui-ci est aujourd’hui composé d’une douzaine de Modules. Chacun d’entre eux est consacré à une partie du travail social, intellectuel et imaginaire de l’artiste (Module administratif, Module à réminiscences, Module des Titres, Archives, etc.) et leur ensemble forme une carapace où se cristallisent sa vie, ses réflexions et ses désirs. Le BAI fonctionne comme une sorte de laboratoire et sert de matrice à l’ensemble des projets de Tatiana Trouvé. Parmi ceux-ci, les Polders, qui comme des avancées de terre sur les eaux, occupent des espaces physiques et les parasitent pour y déployer des combinaisons avant tout mentales. De petite taille, d’échelle 1/2, ces architectures naines offrent en effet la possibilité à l’artiste de matérialiser dans l’espace, par des rapports d’échelle, des raccourcis et des assemblages hétérogènes, des opérations effectuées par la mémoire ou par l’inconscient.
Lawrence Weiner
Né en 1942 à New York, USA
Vit entre New York et Amsterdam, Pays-Bas
Lawrence Weiner est une figure historique de la génération de l’art conceptuel. Depuis la fin des années 1960, l’artiste américain se sert du langage comme matière première de ses sculptures. Le principe de son œuvre est résumé par cette formule célèbre de 1969 : "1. L’artiste peut construire la pièce. 2. La pièce peut être fabriquée. 3. La pièce n’a pas besoin d’être réalisée. Chacune de ces éventualités se valant et étant conforme à l’intention de l’artiste, le choix dépend de la décision du destinataire lors de la réception”. Ses pièces se présentent sous la forme de statements, ou d’énoncés, écrits sur le mur en lettres géantes. Décrivant de façon impersonnelle des actions simples ou bien des matériaux, ces morceaux de phrase engagent le spectateur dans une nouvelle relation à l’œuvre qu’il ne s’agit plus de voir mais de concevoir. En même temps, la typographie et la mise en espace des groupes de mots composent une véritable partition visuelle alternant lignes droites et brisées.
Andro Wekua
Né en 1977 à Sochumi, Géorgie
Vit à Zurich, Suisse
Croisant fiction et autobiographie, Andro Wekua compose un univers énigmatique, empreint d’une violence diffuse. Ses installations, qui mêlent tableaux, sculptures, photographies de famille, images et objets trouvés, tissent des récits oniriques au travers desquels l’artiste fait ressurgir le monde trouble d’une enfance marquée par la mort. Hanté par son expérience de la guerre civile dans son pays natal, la Géorgie, Wekua traque le souvenir d’une scène primitive de destruction qui sans cesse paraît se dérober à la représentation. L’œuvre, souvent organisée autour de mannequins figurant de jeunes garçons et filles, n’est pas sans évoquer des rites magiques d’exorcisme. Aveuglés par des éclaboussures de peinture, et placés face à l’horizon bouché de tableaux aux tons obscurs, ces personnages de cire et de céramique, doubles inquiétants de l’auteur, manifestent la perte brutale de l’innocence comme une souillure du regard.