Patrick Sauze, Eric Watier, documentation céline duval

Trois artistes, trois regards singuliers sur le livre d’artiste. Plus seulement un simple journal photographique annoté, mais surtout l’œuvre elle-même, en tant que contenu-contenant. La réflexion autour du livre d’artiste est importante dans le sens où, tirer des principes d’une œuvre, c’est simplifier, radicaliser, ramener à l’essentiel et s’est ainsi que l’on obtient un maximum d’efficacité.

Lieu de conservation et de monstration d'une importante collection de livres d'artistes des années 60 à nos jours, la Médiathèque des Abattoirs programme régulièrement des expositions autour de ce genre artistique.
Dédier une place prépondérante au livre d'artiste est une orientation forte donnée à notre collection depuis plus de dix ans, une forme de regard sur son histoire.

En effet, cette collection rend compte du développement du livre d'artiste, de sa genèse au cours des années soixante, dans la mouvance des avant-gardes, jusqu'à nos jours. Les livres privilégiés se conçoivent comme des projets artistiques que l'on doit considérer comme une œuvre véritable : le livre est par lui-même un processus.

documentation céline duval, Patrick Sauze, Eric Watier, trois artistes, trois regards singuliers sur le livre d'artiste. Pas "su" mais "avec", devrions-nous écrire, car ici le livre est plus qu'un support mais le lieu même de l'œuvre, sa raison d'être. Précisons encore que dans cette exposition, il s'agit surtout d'auto-éditions. Ce choix - s'il en est un - engendre des contraintes formelles mais aussi économiques, qui contribuent grandement à la simplicité de ces ouvrages. Dans son dernier livre, Editer l'art, Lezsek Brogowski note - au sujet du travail d'Eric Watier, mais cette remarque pourrait s'appliquer aux deux autres artistes - que " la simplicité est un des critères permettant de reconnaître la valeur de l'art ". Outre la simplicité formelle que nous venons d'évoquer, il fait aussi référence au contenu. D'ailleurs, est-il possible de différencier contenu et contenant, tant la spécificité du livre d'artiste est justement l'imbrication de l'un dans l'autre ? Simplifier, enfin, c'est aussi radicaliser une démarche, réduire à l'essentiel pour un maximum d'efficacité.

D'entrée de jeu, lors d'un entretien avec Jérôme Dupeyrat (1), céline duval s'explique sur l'origine du terme " documentation " qui fait partie intégrante de son nom d'artiste (lire documentation céline duval, le tout sans majuscule). Car elle préfère ce terme à celui d' " archive " ou de " collection ", ces derniers faisant référence à des lieux de conservation. Or, sa collection, elle l'envisage dès l'origine, comme un ensemble iconographique actif avec prêts, échanges, dons…
Cette mise au point semble nécessaire afin de ne pas aborder son travail sous l'œil biaisé de la nostalgie. Certes, son fonds est constitué de cartes postales anciennes, de photographies d'amateurs, d'images publicitaires ou de magazines, mais de nostalgie point, l'artiste s'en défend. Pour preuve, ces images sont d'abord l'objet d'un choix rigoureux avant d'être retravaillées, nettoyées de leur " enduits socio-historiques ", recadrées, numérisées… bref, ramenées à leur ossature picturale, abstraite : des lignes, des plans, des compositions, des relations d'équilibre, etcetera…

Ce qui préoccupe documentation céline duval, c'est le réel, ou plutôt, comment ce réel est (dé) construit par l'image : par l'image d'amateur qui cherche à reproduire un moment " vrai ", qui s'est réellement produit, par l'image publicitaire, créée sur l'artifice ou encore par la carte postale, véritable invention du monde de la part du photographe et de l'éditeur (premiers plans, 2004). Et documentation céline duval s'amuse à confronter ces différentes sources afin que de ces rencontres (tilt, 2004-2005), émergent des stéréotypes, des clichés, qui trahissent notre façon d'être au monde.

documentation céline duval se veut miroir déformant et si elle récuse toute fascination morbide pour un temps révolu, elle nous invite plutôt à chercher du côté de la médiation. " Je me vois comme une passeuse d'images, une médiatrice entre les images et les gens […] ", confie-t-elle lors du même entretien. L'échange est au cœur de ses préoccupations. Ce que vient illustrer les rencontres " albums de familles " que l'artiste organise et qui consiste à échanger contre ses propres éditions (et des scans bruts d'images), quelques photographies d'amateur puisées dans ces classeurs familiaux. En transvasant du domaine privé à celui de l'édition tout ce patrimoine iconographique, documentation céline duval souhaite " donner une autre chance à la photographie d'être vue " (c'est ce slogan qui accompagnera sa revue en 4 images, diffusée entre 2001 et 2009 ).

Avec les derniers travaux de Patrick Sauze (2), nous assistons là aussi, à une sorte de résurrection. Dans ses aphorismes édités en 2006, sous le tire Le défaitisme triomphant, il écrit : " Mon dilemme : choisir entre la dynamique du vide et l'inertie du plein ". Il s'agit donc là d'une ambivalence, profonde, qui caractérise deux aspects de son œuvre et il semblerait qu'aujourd'hui, avec l'éloge de la page blanche et l'avènement de ses monochromes, ce soit plutôt le vide - peut-on aussi parler de silence ? - qui s'impose.

Mais derrière cette apparente neutralité de ses œuvres récentes, dont l'inscription ART= LUMIERE semble résumer l'envol, il y a l'autre face : celle de " l'intranquillité " de l'être dont l'humour décalé et les jeux de mots (parfois même sans mots), ou de titres sans dessins (mais pas sans desseins) puisent tout aussi bien dans l'univers de la poésie visuelle que dans celui, contestataire et corrosif, de Fluxus. Sans oublier celui des paroliers et des poètes que Patrice Delbourg appelle, dans son ouvrage éponyme, " les jongleurs de mots " (nous pensons ici, tout particulièrement, à Alfred Jarry, Gaston de Pawlowski, Pierre Dac ou Emil Cioran).

Artiste et inventeur, c'est ainsi que Patrick Sauze se présente à la toute dernière page de son recueil de dessins Les maux et les sauze. Adepte de l'humour noir et de l'autodérision, c'est sur le dessin d'une pierre tombale que cette inscription figure. Doit-on lire cette image comme l'ultime pensée d'une longue correspondance que l'artiste adresse à " ses lecteurs " ? Il est d'ailleurs assez troublant qu'en réduisant son nom à ses simples initiales nous obtenons PS, traduit communément comme post-scriptum, et que ses dernières recherches se focalisent justement sur le pourtour et les marges de la feuille, comme s'il cherchait à " mettre la feuille blanche dans le dessin " (Pierre Tilman).

Alors, Patrick Sauze, artiste en marge de… ? " Récemment, un parfait inconnu m'a dit qu'il aimait mon travail, je lui ai répondu qu'il devait se sentir seul ", ironise-t-il d'ailleurs en 2006. Patrick Sauze en tournant autour de la feuille tournerait-il comme on tourne autour du pot ? Comme son Cercle qui se mord la queue dans un fredonnement ininterrompu " LE MONDE QUE JE PORTE LE MONDE QUI NOUS PORTE " (un soliloque dont la lecture commence à l'endroit où l'on veut) ? Dans le texte introductif au catalogue de dessins précédemment cité, Manuel Fadat écrit que " l'idée n'est pas de produire de la nouveauté, une nouveauté, mais de la déviance ". Quant à nous, il semblerait que pour Patrick Sauze, le travail de l'art consiste à dégager un passage.

Et quel est donc le propre de l'art pour Eric Watier ? Celui d'offrir du possible ! (3) 
Comme celui que l'artiste s'octroie à ne jamais se fondre dans un moule, même si celui-ci n'est pas conventionnel. Car Eric Watier cultive l'art du paradoxe. Découvrant en 1996 la réédition de la revue Potlatch (hebdomadaire publié initialement entre 1954 et 1957 par l'Internationale Lettriste), il décide alors de se servir de ce modèle pour expédier à son tour, gratuitement et par la poste, ses propres éditions (Architectures remarquables). Toutefois, afin de ne pas impliquer son correspondant dans la spirale du contre don (certes exacerbée dans le pratiques du Potlatch mais toujours sous-entendue dans toute économie du don), il joint à ses publications un papillon de désabonnement. Le destinataire est alors " librement soumis " à " un don sous (sans) engagement ".

Plus tard, en 2003, il réalise une édition d'objets uniques à tirage illimité, diffusés gratuitement (Choses vues). Cette fois-ci Eric Watier va s'opposer, d'une part, à la logique marchande qui consiste à limiter volontairement le nombre d'exemplaires pour rendre l'objet plus cher (certes ce dernier est ici unique mais expédié gratuitement), mais aussi à celle de l'œuvre d'art reproductible car l'objet diffusé, quoique à tirage illimité, est quand même unique. Au total, ce seront 800 cahiers différents mais toujours conçus sur le même 
modèle (une feuille pliée en deux et à l'intérieur, un texte sobrement descriptif), qui seront expédiés journellement à des destinataires différents.

Avec Bloc, édité par Zédélé en 2006, il récidive : ce livre sera tout naturellement vendu par l'éditeur mais en même temps téléchargeable gratuitement sur le site de l'artiste (dont le lien est sans aucune ambiguïté mentionné aussi sur le site de Zédélé). L'achat est donc un choix délibéré de la part du lecteur, une possibilité. En compilant dix-huit travaux précédemment imprimés d' Eric Watier sous la forme d'un bloc - c'est-à-dire que les pages sont facilement - et volontairement - détachables (donc prêtes à être exposées) - ce livre est aussi une exposition. Il obtiendra d'ailleurs la bénédiction de l'institution sur ce point, en recevant l'Aide individuelle à la création qui n'est attribuée qu'à cette condition.

Du paradoxe dans l'œuvre d'Eric Watier on pourrait encore en citer d'autres exemples. Comme cet inventaire d'œuvres volontairement détruites par d'autres artistes qui seront ressuscitées, en quelque sorte, par ses soins (L'inventaire des destructions, 2000). Ou, plus récemment, avec la remise en question de la forme même du livre en proposant en libre accès un site d'édition (www.monotonepress.net), où chacun pourra prendre ce qu'il veut et l'utiliser à sa façon. " Aujourd'hui un livre ne peut pas se limiter à sa propre édition mais peut prendre toutes les formes que chacun voudra bien lui donner " (Eric Watier).