Dévider le réel

Ce nouvel accrochage de la collection des Abattoirs présente une vingtaine d'œuvres acquises récemment et des pièces maîtresses qui résonnent de notre rapport au temps, à l'actualité et à l'histoire. Avec des œuvres de ALP le Collectif, Paulien Barbas, Oliver Beer, Ben, Matthias Bruggmann, Emmanuelle Castellan, Olivier Dollinger, Louise Hopkins, Pierre Leguillon, Jochen Lempert, Claude Lévêque, Alfonso Ossorio, Valerie Snobeck, Thu Van Tran, Tristan Tzara…

Sous le titre de "Dévider le réel", le nouvel accrochage de la collection des Abattoirs présente une vingtaine d'œuvres acquises récemment et des pièces maîtresses. Empruntant son titre à un essai publié par le critique d'art Michel Tapié en 1952, ce nouvel accrochage de la collection des Abattoirs suggère une poursuite entre l'art et le réel.

Dévider le réel, ce n'est pas le vider pour l'épuiser, mais le dérouler, le devancer et courir après lui pour rendre compte de son intensité. La vingtaine d'œuvres regroupées ici résonnent de notre rapport au temps, à l'actualité et à l'histoire. Elles pointent l'écriture de récits intimes dont la résonance est collective, inventent des formes surprenantes mais étonnamment familières et placent leurs spectateurs dans une situation d'indécision quant à ce que nous devrions communément  nommer "réel".

Car si le collectif À la plage prévient par une enseigne lumineuse que "La réalité n'existe pas"  et que Stéphane Thidet retourne comme un gant l'idée de refuge pour y faire tomber la pluie, Valerie Snobeck filme avec une froide objectivité le démontage d'un instrument de mesure, une montre. Mais il revient à Claude Lévêque de signer par un coup de feu le faux départ de cette exposition.

En 2005 et en 2011, le collectif ALP (À la plage) a fait circuler dans les rues de Toulouse une enseigne lumineuse signalant que "la réalité n'existe pas". Le slogan semait un léger trouble et proposait tout simplement la réinvention du monde alentour par l'exercice de l'art.

En 1945, Tristan Tzara, fondateur du mouvement Dada, est à Toulouse. Il participe pendant une année à différentes initiatives, dont la création de l'Institut d'études occitanes. Son engagement est fidèle à une économie poétique dans laquelle la périphérie doit devenir un centre. Vingt ans auparavant, il proclamait dans un manifeste encore célèbre : "La pensée se fait dans la bouche".

Il est question de ces deux histoires dans la nouvelle présentation des collections des Abattoirs, mais également d'une cabane dans laquelle il pleut (Le Refuge de Stéphane Thidet), d'un panneau publicitaire devenu rideau (Pia Camil), d'un voyage en Mer du Nord (Jochen Lempert), de sculptures photographiées par anticipation (Paulien Barbas), de  sac de chasseurs, d'un kiosque à images (Pierre Leguillon) ou encore d'un magicien manipulant tableaux et sculptures (Olivier Dollinger). Les propositions retenues ici se distinguent par leur capacité à interagir avec ce que nous nommons – peut-être trop communément –  "réel".

En 1952, le critique d'art Michel Tapié signait un essai intitulé "Un art autre où il s'agit de nouveaux dévidages du réel". Dans les brisées du dadaïsme, il y appelait les explorations de ces "au-delà et en deçà du réel ". À partir d'une toute autre trajectoire, Erwin Panofsky, un des plus des importants historiens de l'art du XXe siècle, rappelait trois ans plus tard dans L'œuvre d'art et ses significations, que nous nous intéressons au passé car le "réel ne nous est pas étranger. Il n'est rien de moins réel que le présent". Désignant l'histoire de l'art comme une discipline humaniste, Panofksy place l'humain au centre de son propos, celui-ci est le "seul animal à laisser derrière lui des souvenirs témoins". "Pour saisir la réalité, nous avons à nous détacher du présent" écrivait Panofsky dans les premières pages. Ces deux textes, celui de Panofsky et celui de Tapié, servent de sous-titrage à ce parcours inédit dans les collections des Abattoirs.

Les mots de Panoksky sont un commentaire approprié à Go Soft (2014), le film de Valerie Snobeck. Dans celui-ci, une montre est démontée et remontée intégralement. En une heure, l'horloge est nettoyée de son mécanisme, égrenée pièce après pièce, puis remise en état de marche. Pendant ce laps de temps, seule son image subsiste, trace d'un usage suspendu mais qui perdure pourtant grâce à la durée du film. Le texte de Tapié se limite originellement à la peinture informelle de l'après-guerre, mais il est entendu ici pour décrire ce qui n'est pas "un complément familier de nos vies quotidiennes".

Dévider le réel, ce n'est pas le vider pour l'épuiser, mais le dérouler, le devancer et courir après lui pour rendre compte de son intensité. Les "souvenirs témoins" rassemblés au rez-de-chaussée du musée donnent un rythme à la mémoire. À la longue séquence de Snobeck fait face le flash d'une œuvre de Claude Lévêque. Son Claude est un autoportrait sombre. Il se résume en une détonation sonore et lumineuse.

Plus loin, Thu Van Tran a dessiné avec minutie un écheveau de nuages et de fumées. Son dessin, titré Rainbow Herbicide, est une pelote de mémoire sur laquelle ont été posées en quelques secondes des marques indélébiles. La feuille est maculée de sprays blanc, rose, vert, bleu, orange, des couleurs qui évoquent directement les noms des herbicides employés pendant la guerre du Vietnam, pays d'origine de l'artiste.

Avec Alice falling (2014), Olivier Beer a confié une séquence du Alice au Pays des Merveilles de Walt Disney à des enfants, à charge pour eux de se l'approprier dessins après dessins. Alice tombe à mesure que l'animation se déroule en passant de mains en mains. Le résultat est une chute sans fin, un réel qui se dévide sous ses pieds.

L'exposition en images

Entretien avec Thu Van Tran

Entretien avec Matthias Bruggmann